La mise en ligne des produits ne permet plus de les déposer ensuite à titre de dessins et modèles

Le 14 mars 2018, le Tribunal de l’Union européenne (TUE) a annulé le dessin de la fameuse Crocs.

Une demande d’enregistrement d’un dessin, destiné à être appliqué à des chaussures avait été déposée le 22 novembre 2004 auprès de l’EUIPO par la société Crocs. Le dessin en question représentait une chaussure de type sabot, communément appelée aujourd’hui « Crocs », avec revendication de priorité d’une demande de brevet américain déposé le 28 mai 2004. L’enregistrement a été publié le 8 février 2005 au bulletin des dessins et modèles communautaires.

A titre liminaire, il convient de rappeler qu’un dessin ou un modèle, pour pouvoir être enregistré, doit être nouveau (aucun autre dessin ou modèle identique ne doit avoir été divulgué avant le dépôt du dessin ou modèle) et présenter un caractère individuel (l’impression globale qu’il produit sur l’utilisateur averti doit différer de celle que produit sur un tel utilisateur tout dessin ou modèle qui a été divulgué au public antérieurement).

L’article 7 §1 du règlement 6/2002 du 12 décembre 2001 relatif aux dessins et modèles communautaires précise qu’un dessin est réputé divulgué (et donc dépourvu de nouveauté) s’il a été publié, exposé, utilisé dans le commerce ou rendu public de toute autre manière, avant la date de dépôt ou avant la date de la priorité revendiquée, sauf si ces faits, dans la pratique normale des affaires, ne pouvaient raisonnablement être connus des milieux spécialisés du secteur concerné, opérant dans la Communauté.

Rappelons que la divulgation antérieure d’un modèle identique peut conduire à la nullité du modèle, même si cette divulgation n’a pas eu lieu sur le territoire de l’Union européenne.

La société GIFI Diffusion a introduit auprès de l’EUIPO une demande de nullité du dessin en faisant valoir que ce dernier était dépourvu du caractère de nouveauté du fait de sa divulgation, avant le 28 mai 2003, c’est-à-dire antérieurement à la période de douze mois précédant la date de priorité revendiquée.

C’est ainsi que par décision du 6 juin 2016, la 3ème chambre des recours de l’EUIPO a annulé le dessin déposé par la société Crocs pour défaut de nouveauté en se basant sur les preuves de divulgation apportées par la société GIFI.

La société Crocs a alors saisi le TUE afin de voir annuler la décision de l’EUIPO ayant conduit à l’annulation de son dessin.

Pour appuyer son argumentation, Crocs faisait valoir que les divulgations sur Internet du dessin concernaient des faits qui, dans la pratique normale des affaires, ne pouvaient raisonnablement être connus des milieux spécialisés du secteur concerné opérant dans l’Union. Elle rappelait que la société venait d’être créée en 2002 et qu’à cette période, son site internet n’était consulté que par des citoyens de Floride ou du Colorado et que, dès lors, il ne pouvait raisonnablement être connu des milieux spécialisés du secteur concerné opérant dans l’Union, étant donné que :

  • ces derniers ne connaissaient ni la société Crocs, ni l’adresse, ni même l’existence de son site Internet ;
  • il n’était pas prouvé que des liens vers le site Internet de la société existaient à l’époque sur d’autres sites ;
  • le site de la société ne pouvait pas être trouvé via les moteurs de recherche (rapport d’expert à l’appui).

 

  • La pertinence des preuves de divulgation

La société GIFI a produit devant le Tribunal plusieurs preuves de la divulgation par la société Crocs de son dessin, antérieurement au 23 mai 2003.

Ainsi, la société GIFI disposait de nombreuses captures d’écran du site internet de la société Crocs, datant de 2002 et sur lequel était exposé et mis en vente le modèle de chaussure.

Par ailleurs, la société Crocs avait participé en 2002 à un salon nautique international au cours duquel elle avait présenté son modèle de chaussures.

Devant ces preuves, la société Crocs ne contestait pas la matérialité de la divulgation mais tentait de bénéficier de l’exception posée par l’article 7 §1 du Règlement de 2002, à savoir, la méconnaissance de la divulgation du dessin par les milieux spécialisés.

  • La (mé)connaissance de la divulgation par les milieux spécialisés du secteur concerné

La société Crocs soutenait que personne, mis à part les habitants de la Floride et du Colorado, ne pouvait avoir connaissance de l’existence de ce modèle avant le 23 mai 2003, et encore moins les milieux spécialisés du secteur de la chaussure opérant dans l’Union européenne.

Le Tribunal rappelle que la question de savoir si les personnes faisant partie des milieux spécialisés du secteur concerné pouvaient raisonnablement avoir connaissance d’événements s’étant produits en dehors du territoire de l’Union est une question de fait dont la réponse dépend de l’appréciation des circonstances propres à chaque affaire.

Il est par ailleurs précisé que celui qui conteste la divulgation doit démontrer que ces faits ne pouvaient pas être connus dans la pratique normale des affaires. Néanmoins la société Crocs n’a pas réussi à apporter la preuve de cette méconnaissance de la divulgation par les milieux spécialisés.

En effet, concernant l’accessibilité du site internet, le Tribunal rappelle que le site internet de la société Crocs était accessible partout dans le monde. Par ailleurs, la diffusion sur internet concernait, notamment, l’exposition des chaussures lors d’un salon nautique mais aussi l’information de la vente via un réseau de distribution et de revente de ces chaussures, prouvant que la vente avait lieu dans de nombreux états américains.

Le Tribunal donne des exemples intéressants de preuves positives qui auraient pu être produites par Crocs (qui prétendait ne pas pouvoir apporter une preuve négative) : « certes, la requérante a raison de soutenir qu’il ne saurait être attendu d’elle de prouver un fait négatif. Toutefois, loin de devoir prouver des faits négatifs, la requérante aurait pu apporter des preuves positives, portant, en l’espèce, par exemple, sur des données démontrant que, malgré le fait que son site Internet était accessible partout dans le monde, il n’était pas, en fait, consulté, ou très peu, par des utilisateurs provenant de l’Union, ou que le salon nautique de Fort Lauderdale n’avait pas été fréquenté par des exposants ou des participants provenant de l’Union, ou encore que le réseau de distribution et de revente des sabots auxquels a été appliqué le dessin ou modèle contesté n’était en réalité pas opérationnel et qu’aucune commande n’avait été passée via ce réseau ».

Par ailleurs, si Crocs contestait que les milieux spécialisés aient eu connaissance du modèle grâce à internet, elle était muette concernant le salon nautique où les Crocs avaient été présentées et avaient connues un « succès retentissant », selon le site internet de Crocs à l’époque.

Compte tenu de l’ensemble de ces arguments, le Tribunal de l’Union européenne a annulé le dépôt du dessin déposé par la société Crocs.

Cette décision rappelle que la diffusion sur internet de nouveaux produits doit être considérée également par le service juridique, puisque cette divulgation risque de priver la société, par la suite, de la possibilité de déposer son dessin ou son modèle.

Charlotte GALICHET

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